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BOUDARD SA
VISION
Evocation des bons, ceux qu'il a aimés
Comme il est content, il évoque les bons, ceux qu'il a
beaucoup aimés. " On pourrait parler pendant des heures
de tous mes potes... c'est vrai qu'on a à peine évoqué
le lanternier, mais j'en parle beaucoup dans le
Banquet... mon ami Louis Nucera qui, non content
d'être un bon écrivain, est un vrai champion cycliste.
Je partage avec lui la passion du Tour, des Six-Jours,
de l'enfer du Nord. On se voit, on se cause tous les
jours... Y avait, y avait... Fernand Pouillon, c'était
un grand architecte, un type formidable...
Alexandre Breffort... il était le Canard
enchaîné... de la grande époque... une belle
amitié... Un type plein d'inventions verbales, les
fameux calembours de Breffort, il avait été camelot
pendant longtemps, il vendait des serviettes... je me
rappelle quand j'ai signé mon premier livre, je savais
pas comment faire, y avait à côté de moi chez Plon un
vieux monsieur très digne, canne à pommeau d'argent, col
cassé, etc. C'était Vladimir d'Ormesson ; j'avais été
voir par-dessus son épaule, il m'avait dit : " Vous
n'avez qu'à mettre : " Hommages respectueux de
l'auteur. " C'est ce que j'avais mis pour Breffort,
qui m'avait répondu : " Mon cher Alphonse, mais
vraiment j'ai l'air si con, hommages respectueux, en
recevant ton livre je me suis pris pour l'archevêque de
Paris en train de se faire baiser la bagouse au creux
d'une tanière gothique. " Et c'est comme ça qu'à
commencé notre amitié...
Du Canard enchaîné aussi y a eu Henri Jeanson,
qui m'a puissamment aidé : c'est aussi grâce à lui que
j'ai eu le prix Sainte-Beuve. C'était un grand
dialoguiste de cinéma, comme chacun sait : je crois que
si, par exemple, Audiard a su très bien faire parler
Gabin, lui a fait parler Jouvet. Il a
merveilleusement réussi Jouvet. C'était aussi un type
incroyable. Il faisait la critique cinéma du Canard,
et il disait : " Je vais jamais voir les films dont
je parle, ça pourrait influencer mon jugement... "
Il avait de ces mots... Un jour y avait un réalisateur
qui voulait lui casser la gueule. Et Jeanson : " Vous
n'avez pas honte de frapper un lâche ! "
C'est André Hardellet et René Fallet qui m'ont dit, un
soir après une bonne bouffe : " Brassens aime
beaucoup ton livre, on va aller le voir. " Après le
spectacle à Bobino, on a été dans sa loge, pleine de
monde, pleine de gens qui venaient lui faire signer des
disques, et j'ai su après qu'il souffrait atrocement de
ses calculs, on lui faisait une piqûre avant d'entrer en
scène... Alors que Gabin, par exemple, je l'avais vu
carrément envoyer chier les gens, Georges, lui, malgré
sa souffrance, il faisait tout avec beaucoup de
gentillesse. Je lui en ai fait la remarque :
- Ça doit être accablant... ?
- Ben oui, m'a répondu Brassens, mais si on fait ce
métier faut faire ça. C'est comme ça.
J'aimais beaucoup ses chansons. Encore une fois, je me
méfie des rencontres : l'auteur et l'œuvre, ça peut être
deux choses très différentes. Mais Brassens, c'était ça,
complètement. C'était un type extrêmement simple, qui
aimait pas la frime, les grands restaurants, il buvait
du gros rouge, ouvrait une boîte de sardines, des crèmes
de gruyère... pas de goûts de luxe... il était très
profondément pacifiste. Ça lui venait de la guerre : il
avait été embarqué au STO, et il m'a raconté qu'il avait
un copain qui avait participé à un sabotage contre les
Allemands, il avait été le voir en prison avant qu'il ne
soit fusillé, et ça l'avait dégoûté à tout jamais. Il me
disait : " Mais c'est pas possible de se mettre dans
un merdier pareil et d'être fusillé à vingt ans... " Ça
a provoqué en lui l'effet contraire, ça a renforcé son
pacifisme. Il se méfiait aussi des grands sentiments,
genre Brel, qu'il appelait : " l'Abbé Brel ", avec son
côté boy-scout. Je crois que ce qui est le plus
important, avec lui, c'est qu'à un moment où la chanson
va aller dans tout un tas de directions, il est
complètement en prise directe avec la tradition. Il
assimile très bien les rythmes anglo-américains, le
jazz, mais Jeanneton la jeune bergère, trouvant dans
l'herbe un petit chat, c'est le XVe siècle, tu vois, et
il adorait ça. Et il nous donne ça tout frais, il dit :
" C'est pas mort ", c'est là, c'est formidable un
auteur comme ça. C'est ce qu'il y a de mieux, je trouve.
Je m'entendais très bien avec lui, on avait des tas de
trucs à se dire... c'était un homme extrêmement
équilibré, un sage... Plus ça allait, plus il prenait du
recul, plus il vivait, comme on dit maintenant, en
distanciation. C'était un pessimiste teinté d'une grande
indulgence, il disait : " On ne peut pas vivre au XXe
siècle sans pessimisme ni esprit de satire. "
- Ça s'applique à Alphonse Boudard...
- Au début du XXe siècle, c'était difficile de vivre
sans rencontrer le communisme ou le fascisme. Ça donnait
des auteurs comme Malraux ou Drieu. Mais maintenant les
baudruches se sont dégonflées. Pessimisme, satire, oui,
oui.
D'ailleurs ce siècle nous donne tant d'exemples de
l'incroyable relativité des choses. Je dois écrire un
jour la vie de Joanovici... C'est le maximum dans le
genre : Un Juif qui dîne en 1942 avec les chefs de la
Gestapo... Comment il en est arrivé là, comment il va
s'en sortir à la Libération, aller en Israël, revenir,
tomber pour fraude fiscale, et mourir dans la misère,
lui qui a été milliardaire et qui a arrosé littéralement
tout Paris... Je peux pas la raconter ici, il nous
faudrait encore cinq cents pages... mais je le ferai, je
le ferai. C'est une de mes passions, ce genre de
personnages ahurissants, dans un monde complètement fou.
La relativité de toutes choses... Un exemple entre mille
: José Giovanni a vécu l'histoire qu'il raconte dans le
Trou. A la fin de son récit, il y a le type qui
trahit, et l'évasion est loupée. José m'a dit : " Pendant
cinq ans, pendant dix ans, ce type j'aurais voulu le
retrouver pour le tuer. Et puis maintenant je me dis, il
m'a sauvé, parce que si je m'étais tiré; qu'est-ce que
je serais devenu ? " Aller avec les gangsters, il
aurait peut-être péri sur l'échafaud ou dans un
règlement de comptes, en tout cas dans la peau d'un
mafioso quelconque, c'est tout de même moins bien que
d'être José Giovanni, l'auteur du Trou et de tous
ses livres et de tous ses films...
Moi, c'est pareil... Toutes les haines que j'ai pu
avoir, au moment de la Métamorphose, pour tous
ces cloportes traîtres, et dans l'édition, les films, le
théâtre, tous les types qui ont manqué à leur parole...
j'ai eu des haines assez farouches, aujourd'hui je m'en
fous. L'important c'est d'être dupe de rien.
L'important... Qu'est-ce qui est important ? On me dit
: " Vous êtes passéiste. Vous ne parlez que du passé. "
C'est vrai que je suis nostalgique... mais j'ai aussi le
sentiment d'essayer de préserver quelque chose qui va
disparaître... la langue, tout un monde... ma démarche
ressemble un peu à celle de Doisneau, qui photographie
les petites choses, les petits mecs, la rue, tout un
côté populaire...
La taule m'a fait sentir physiquement cette
disparition. Un jour tu t'en vas, tu es bouclé, tu sors
je ne sais plus combien d'années après, et crac ! t'as
les tours de La Défense devant toi... Ça fiche un sacré
coup dans la gueule... Si j'étais resté comme ça dehors,
j'aurais vu les choses changer petit à petit... la taule
m'a montré la rupture. "
Il
se fait tard. Alphonse bouge sa grande carcasse, va à la
fenêtre, regarde le soir tomber sur son Paris à lui,
c'est pas pour rien qu'il habite près de Pigalle. Il est
près d'un agrandissement encadré d'une photo montrant
Brassens lisant les Combattants du petit bonheur. En
somme, le symbole de sa vraie réussite.
" Je suis un peu fataliste. J'ai toujours tendance à
me dire que tout ce qui s'est passé devait se passer,
que tout a été comme ça devait être, et que ça devient
ce que ça doit être. Tout dépend aussi de ce qu'on
attend de la vie, si c'est pour réussir, vraiment
réussir, peut-être que je donnerais des conseils... qui
iraient tout à fait à l'opposé de ce que j'ai vécu un
peu à la godille... je n'y peux rien, c'est comme ça...
Céline disait : " L'expérience est une lanterne
sourde qui n'éclaire que celui qui la porte. "
Les gens qui lisent mes bouquins... ils sont beaucoup
sans doute à être d'accord avec mon esprit
anarchisant... mais est-ce qu'ils vont être tous
immunisés contre les idéologies... je ne sais pas... "
Comme il est un peu triste, là, dans la pièce qui
s'assombrit, je lui raconte une autre anecdote sur
Céline :
Il paraît qu'un jour il reçoit Antoine Blondin, et
qu'il lui dit : " Ce qu'il y a de bien avec tes
livres, c'est qu'ils sont tous petits, quand ils me
tombent des mains ils me font pas mal aux pieds... "
" - Céline a pas dit ça de mes livres. Il est mort
avant. "
(Ma vie pleine de trous racontée à Daniel Costelle,
Plon 1989, Presses Pocket, p. 198).
***
Sous le charme de Marcel Aymé
Gen Paul, le peintre; l'appelait Marcel tout simplement.
" Marcel va venir... "
Marcel Aymé, voisin de Gen, venait souvent lui rendre
visite dans son atelier. Il passait comme ça en copain.
Il s'asseyait sur le vieux canapé, et il regardait Gen
dessiner. Il l'écoutait... Gen était intarissable... la
jactance royale des rues qui débagoulait en souplesse.
Marcel avait l'œil, l'oreille à tout. Il n'est que de
lire n'importe laquelle de ses nouvelles pour s'en
rendre compte.
J'allais voir enfin Marcel Aymé en chair et en os. Je le
lisais depuis belle cellule... ce jour, à la
distribution des bouquins, en 1948 à Fresnes, où j'avais
touché La Vouivre. Ça ne me disait rien, ce
titre, et je recevais tellement de rogatons de la
bibliothèque que j'étais méfiant. On nous donnait
n'importe quoi au hasard de la distribution. Trois
livres par cellule. Je n'avais jamais été tellement gâté
depuis le début de mon séjour derrière les hauts murs.
On nous refilait jusqu'à des ouvrages d'économie
politique... Et cette fois le miracle ! La Vouivre m'apportait
tout... le grand air, le rêve, la poésie, l'humour...
l'érotisme...
Celui-là, ce Marcel Aymé, je n'allais plus oublier son
nom, ne plus le lâcher d'un texte, lire toute son œuvre
avidement. J'ai fait toutes les bassesses
possibles auprès de l'auxiliaire de la bibliothèque pour
obtenir tous les romans de Marcel Aymé qu'il
possédait. Ça m'a coûté pas mal de Gauloises...
précieuse monnaie d'échange à l'époque dans les taules.
Avant toute chose, il m'a apporté l'évasion, Marcel
Aymé. Avec sa Vouivre, déesse rurale, ses
vipères, ses paysages jurassiens, j'ai oublié les murs
lépreux de ma cellule... l'humidité, la faim qui me
tenaillait parfois (on était encore au régime jockey des
tickets d'alimentation en 1948), la longueur du temps
qui n'arrive pas à s'écouler lorsqu'on est en prison.
J'avais ouvert La Vouivre et je ne m'en suis
sorti qu'à la dernière page, ébloui, ravi, sous un
charme qu'on ne rencontre pas si souvent en littérature.
Il était là, Marcel, conforme à tous les portraits que
j'avais lus le concernant. Oui, il ressemblait bien à
Buster Keaton avec son visage allongé, les yeux en
capote de fiacre, un rien d'ironie au coin de la bouche.
Il m'avait dit en deux mots qu'il aimait beaucoup La
Cerise, le livre que je venais de publier. J'étais
tout intimidé, un peu mal dans mes phrases pour lui dire
tout ce que je pensais... tout le bien qu'il m'avait
fait pendant mes années de prison et de maladie...
combien ses romans, ses nouvelles, m'avaient aidé
moralement parce qu'ils sont toniques, vrais, même les
plus irréels, toujours justes... combien ses personnages
m'avaient accompagné, ses paysans, ses petits employés,
ses assassins et ses putes... tous si fraternels.
Ce
qui caractérise d'une certaine façon toute l'œuvre de
Marcel Aymé, c'est un don extraordinaire d'amitié. Il
aime ses personnages, même les pires criminels, sans
jamais y paraître, sans forcer le ton. Il est dans un
quotidien qui paraît un peu ailleurs, ce qui lui permet
de manier le fantastique avec naturel. Il comprend tout
infailliblement.
Le père Courage
Là, sur le divan de l'atelier, le visage de bois, il
correspond avec ce qu'il écrit. C'est un homme de
sagesse et d'indulgence. Pour son attitude pendant
l'Occupation - où il défendit les juifs - et à la
Libération - où il défendit les épurés -, Arletty
l'avait surnommé le père Courage. Il donne tout de
suite, cette impression de courage tranquille, il est le
contraire d'un fanatique. Le professeur Watrin de son
roman Uranus est peut-être le personnage auquel
il ressemble le plus, un rêveur ironique, mais
extrêmement sensible à toutes les turpitudes humaines, à
toutes les douleurs...
Gen Paul jactait avec sa verve habituelle. Ça nous
dispensait de parler. De temps en temps, Marcel risquait
un mot, presque à voix basse. On aurait dit qu'il avait
du mal à parler, que quelque chose le retenait...
Je ne l'ai pas revu souvent hélas ! Un matin d'automne
1967, Gen Paul m'a téléphoné. A son tour, pour la
première fois, il n'arrivait plus à parler : ça ne
sortait pas au bout du fil.
- " Marcel est mort... "
Il a fini par me dire, m'expliquer les circonstances de
la terrible nouvelle, et qu'il voulait que je
l'accompagne pour aller le voir sur son lit... qu'il ne
se sentait pas le courage d'y aller seul.
J'ai revu une dernière fois le visage étrange de cet
écrivain à qui je devais tant, ses paupières en capote
de fiacre définitivement fermées cette fois. Gen, ce
soir-là s'est saoulé, défoncé à zéro pour noyer son
chagrin. Sur le banc de pierre en bas de chez lui,
avenue Junot, il a voulu que je m'assoie avant que je ne
le quitte, que je l'aide à remonter dans sa piaule. Il
avait encore quelque chose à me dire.
- " J'avais deux potes, l'un c'était un monstre... :
Louis-Ferdinand Céline... l'autre, c'était un homme :
Marcel Aymé. Tu me comprends, gros mec ? "
Bien sûr que je le comprenais.
Alphonse
BOUDARD
(Bulletin célinien, n°206, février 2000).
***
BIENVENUE sur le site de JEAN-LUC DELBLAT
Quels sont les auteurs qui vous ont influencé à ce
moment-là, dans votre recherche de techniques
d'écriture?
Evidemment, avec mon certificat d'études, je ne me suis
pas mis dans la tête d'imiter Gide ou Voltaire ! Mais la
rencontre avec Céline dans " Voyage au bout de la
nuit " a été capitale pour moi. Il écrivait dans une
langue qui m'était familière, que je connaissais, qui
était mon univers... C'était quelque chose qui venait de
la rue, de l'accordéon, d'un certain climat, qui était
transposé ! Ça a été un déclic. Et puis, toujours dans
ce même climat, il y a eu Touchez pas au grisbi de
Simonin...
Et
Marcel Aymé?
Oui, mais pas spécialement dans le domaine de
l'écriture, comme d'autres écrivains que j'ai admirés de
plain-pied, sans que je sois dans leur univers. Giono,
par exemple, me dépaysait. Sa baguette magique
fonctionnait sur moi : il pouvait me raconter tout ce
qu'il voulait, j'embarquais dans ses histoires, j'y
croyais. C'est comme une gonzesse, il y en avec
lesquelles ça marche, d'autres pas. On n'y peut rien,
c'est comme ça ! Blaise Cendrars m'a aussi subjugué : il
a une espèce de rocaille de langage, de grande
mythomanie poétique, extravagante, qui m'a épaté ! Il y
a aussi Simenon que je lis toujours.
Accordez-vous une part importante à l'actualité dans
votre vie ?
Moyenne... Vous voulez dire la mère machin qui a été
nommée premier ministre ? (Nous sommes le 17 mai 1991,
Mme Edith Cresson vient d'être nommée).
En
général...
J'ai plus tendance à suivre les faits divers... J'aime
mieux ça que leurs pantalonnades politiques, qui peuvent
être marrantes, vues d'une certaine façon ! Mais les
matches de rugby sont plus intéressants qu'un changement
de ministère, croyez-moi !
En
parlant de politique, comment avez-vous réagi face aux
affaires des fausses factures ?
Je
trouve que c'est tout à fait normal ! Ca a toujours
existé, ce genre de choses. Sur le moment on dit : "
Quelle horreur, ces types qui trafiquent, qui combinent
de toute sorte, qui se remplissent les fouilles ! "
C'est un signe de jeunesse de croire que c'est un
phénomène nouveau, mais je ne suis plus tout à fait
jeune pour le croire...
D'après vous, ce phénomène n'est pas nouveau...
Toute mon enfance a été bercée par ce genre de salades !
Après la Libération, il y avait des mecs qui avaient
fait des bénéfices, il y avait le scandale de ceci, de
cela... Tout le temps ! Clémenceau était plongé dans
l'affaire du canal de Panama jusqu'au cou ! Notre époque
actuelle ressemble un peu au Directoire, avec plein de
magouilles. C'est humain ! Vous faites une société
d'humains, ça y est, ils magouillent, ils trafiquent,
ils s'entre-tuent...
Comment intervient votre expérience personnelle dans
votre œuvre ?
Enormément. Ou alors il faut vraiment se désincarner et
raconter Napoléon, et encore, on finit par y mettre du
sien ! Chacun a son propre Napoléon...
Quelles sont ces recettes pour obtenir le succès ?
Essayer d'avoir des personnages dans lesquels le lecteur
va pouvoir s'identifier. Si vous écrivez la vie de
Landru, c'est sûr que vous n'aurez pas beaucoup de types
qui s'identifieront à lui !
Un
lecteur s'identifie-t-il forcément aux personnages ?
Un
lecteur n'aime pas s'identifier à ce qui est qualifié "
d'ordure ", " d'affreux ". Il préfère s'identifier à un
héros positif. Et puis, il faut savoir que ce sont les
femmes qui lisent en majorité.
Le
succès est féminin...
Les femmes lisent, les hommes boivent, les enfants
trinquent ! C'est le truc classique. Alors il faut
écrire d'une certaine façon, pour avoir ce public. Dès
le début, on m'a dit : " Ah merde, tes livres, c'est des
livres pour hommes, ils dépensent leur fric dans les
bistros, pas dans les librairies, donc tu auras moins de
lecteurs ! ". Seulement, je ne pouvais pas me changer,
et écrire comme Alexandre Jardin, pour avoir plus de
lecteurs ! Lui, il fait de son mieux, parce que c'est sa
nature, il doit avoir ce tempérament-là, gentil,
aimable. Mais si je veux l'imiter, j'aurai l'air d'un
con ! Il faut que je fasse ce pour quoi je suis fait.
Lisez-vous les critiques de vos livres ?
Il
y en a que je prends en considération. Celles de gens
qui connaissent vraiment leur sujet, qui vous analysent
avec sérieux, c'est toujours intéressant. Mais il y a
surtout parmi les critiques des gens qui vous analysent
en fonction de votre maison d'édition ou des idées
politiques qu'ils vous prêtent... Dans l'ensemble, aux
neuf-dixièmes, la critique, c'est la foire d'empoigne.
Moi, je vous en fais demain autant que vous voulez !
Bernard Clavel me disait que ses critiques ont vraiment
diminué à partir du moment où il n'était plus à
l'Académie Goncourt. Alors, qu'est-ce que ça veut dire ?
Etes-vous très critique avec vous-même ?
Tout à fait. Je fous des trucs en l'air... et
heureusement ! Le seul critique qui est important dans
ma vie, c'est moi !
Avez-vous réécrit plusieurs fois un manuscrit ?
Voyez-vous comme c'est curieux : lorsque j'ai écrit " Le
banquet des léopards ", je ne voulais pas le donner à
mon éditeur. Je le trouvais " bancalos ". Je le publie,
on fait un malheur ! Allez savoir !
Lisez-vous beaucoup vos contemporains ?
J'en lis certains, plus par affinité que par les
décisions de la " cour ". Antoine Blondin, Jacques
Laurent, René Fallet, Raoul Mille, Louis Nucera...
Vous sentez-vous isolé par les exigences de votre métier
?
Non. Je vois moins de monde que si je relevais les
compteurs à gaz ! Mais j'ai des tas de copains !
Avez-vous des relations épistolaires ou des entrevues
fréquentes avec vos confrères ?
Pas spécialement Et puis il y a ce téléphone... Je vois
souvent Michel Déon, Louis Nucera, quelques autres au
hasard...
Comment jugez-vous le milieu littéraire actuel ?
Je
ne le fréquente pas. Je ne vais pas dans les
cocktails...
Y
voyez-vous de grands écrivains ?
C'est difficile de juger, sur le moment...
Et
ceux dont on parle beaucoup en ce moment : Modiano et Le
Clezio, par exemple...
Modiano, c'est un faux grand écrivain. C'est un petit
poète et on baptise " romans " des sortes de petits
textes kafkaïens. Point final. Ça ne m'intéresse pas du
tout. J'en ai lus, péniblement, parce qu'il n'y a pas de
personnages vrais, de situation ou de langage vrai. Le
Clezio, c'est différent, c'est plus minéral, c'est
étrange, je n'entre pas là-dedans
Quels sont ceux qui vous plaisent ?
Je
pense qu'Antoine Blondin était certainement l'un des
écrivains les plus intéressants, le plus important de
notre génération... La nouvelle génération, je n'ai pas
le temps de la lire. Et puis maintenant, on lit
n'importe-quoi ! On achète certains livres pour les
exposer sur la table du living ! La princesse de Monaco,
c'est plus intéressant ! Le Clézio, c'est parce qu'il
est beau môme ! Modiano, on a décrété que c'était le "
grand écrivain ", mais quand il passe à la télé, il
bafouille, alors les critiques disent : " On a des
fragments de Modiano, c'est admirable ! "
Comment expliquez-vous qu'on n'ait plus des écrivains
comme Malraux, Sartre ou Camus, avec un impact aussi
important ?
C'est à cause de la télé qui a tout bouffé. Maintenant,
on parle de Christophe Dechavanne. Les autres c'est
fini, ils sont ratiboisés ! Mais Sartre, c'est une
fausse valeur ! Le cinéma Sartre, ça fonctionne grâce
aux universitaires. Alors on continue d'en parler...
Mais reprenez ses pièces : ce n'est plus possible ! Les
chemins de la liberté, c'est très inférieur à Martin
du Gard ! Malraux a écrit un très grand livre : c'est L'Espoir.
Le reste, c'est nébuleux, on ne sait plus où il va... Il
y a un faiseur, un farceur, chez Malraux : il n'a jamais
vraiment fait de résistance, il a raconté des tas de
trucs, c'est une sorte d'Edern-Hallier ! (rires). En
moins marrant...
Regrettez-vous la disparition des salons littéraires ?
J'ai jamais foutu les pieds là-dedans !
Et
des écoles littéraires ?
Mon école, c'est celle de la rue ! Les écoles, c'est des
petits clans de protection, ils se font des louanges les
uns les autres, comme Les Femmes savantes de
Molière...
Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain
débutant ?
D'essayer de faire du cinéma... Parce que la galaxie
Gutenberg va en prendre un coup dans les prochaines
années ! Il n'y a plus beaucoup d'avenir dans la
littérature...
Quel message voudriez-vous lui transmettre ?
S'il veut " réussir ", il n'a qu'à acheter un manuel du
savoir-vivre et il trouvera ce qu'il lui faut ! Il est
important qu'il se construise une légende, qu'il se
prenne au sérieux, qu'il écrive de façon assez obscure
et qu'il soit susceptible d'intéresser les dames. Il
faut aussi qu'il y ait un petit parfum sulfureux autour
de lui, qu'il laisse entendre qu'il est peut-être
homosexuel, qu'il ait pu avoir une tendance à étrangler
sa grand-mère, et ça marchera !
Lequel de vos romans voudriez-vous qu'il lise en premier
?
Les combattants du petit bonheur,
afin de connaître mon petit monde. Sinon, je ne pense
avoir écrit que deux livres intéressants, La Cerise et L'Hôpital.
Deux livres où je suis seul : la prison et l'hôpital.
Voilà. Point final.
Avez-vous des regrets ?
Si
j'avais eu un talent scénique, j'aurais aimé être
Raymond Devos... J'étais fait pour raconter des
histoires. Mais j'assume mes livres comme mes mauvaises
actions, sans gloriole. Voilà...
(Réalisé à Paris, le 17 mai 1991).
***
ANAR DE DROITE
Donc il y avait maisons closes et maisons closes ? Il y
avait les maisons de société où la fine fleur du
tout-Paris venait prendre un verre sans forcément
consommer et puis il y avait les tôles d’abattage,
immondes…
Si vous voulez, au départ, quand il y a les maisons,
dans la première période du XIXème siècle, elles
existent, on sait qu’elles sont là, on sait que les
militaires vont dans ces endroits et que les messieurs
qui ont des petites envies ou des passions particulières
y vont également, mais on n’en parle pas. Et puis, à
partir du moment où les artistes commencent à en parler,
ça explose. Alors Lautrec, alors Maupassant, alors
Lorrain, etc. Mais elles ne sont pas encore, à ce
moment-là, au point de devenir ce qu’on appellera des
maisons de société. La première expérience dans ce
domaine c’est le Chabanais qui l’inaugurera. Le
Chabanais est d’abord réservé aux membres du
Jockey-club. Là, on fait dans le snob. C’est là que va
venir le futur roi d’Angleterre, le Prince de Galles qui
sera Edouard VII. C’est là que vont venir une quantité
de gens chics, les présidents, les rois en vadrouille…
Ils viennent tous faire un tour là et, par la suite, en
1920 et quelque, quand Jamet ouvre le One two two,
il invente la formule club, il fait une sorte de
complexe. Alors il y a le bordel avec les filles, il y a
le restaurant où on fait le bœuf à la ficelle et puis il
y a le club et les gens viennent. Ça va faire le renom
de la maison parce que tout le monde va y passer.
C’est une sorte de salon. Il faut en être ?
C’est ça. Et le fait qu’on voit Maurice Chevalier, Tino
Rossi ou Colette donnera de l’éclat à la maison.
Forcément, c’est rare que des types du niveau de Maurice
Chevalier ou Tino Rossi grimpent devant tout le monde
avec une pute. Mais il y a d’autres clients qui sont des
célébrités comme Georges Simenon ou Michel Simon qui y
vont carrément et on le sait et ils ne s’en cachent pas
du tout. Mon ami Romi, lui, allait faire des dessins. Il
finissait par être copain avec la patronne, elle était
contente, puis après il gardait les dessins et c’est
comme ça qu’il a des témoignages. Il gardait les cartes
de visites, les cendriers parce que c’est un
collectionneur et c’est un peu un esprit savant. Alors
ça, c’était la nouvelle formule. Après, il y a eu le
Sphinx qui était une espèce de club, également, et les
choses auraient pu encore évoluer. On aurait vu Régine
qui aurait tenu à la fois sa boîte, un bordel, un
restaurant, etc. Elle aurait été fabuleuse, là-dedans !
D’ailleurs, on a eu un projet de film ensemble sur un
sujet comme ça. Elle collait bien.
Un peu avant 1946, au moment de la guerre, il y
avait déjà des rivalités entre les grandes maisons.
Certaines étaient pro-allemandes, d’autres non…
Bof… On a raconté ça après… Mais il y avait des
rivalités sérieuses qui étaient des rivalités
commerciales, si je puis dire. C’était comme Leclerc et
Carrefour. C’était ça…. Sous l’occupation, à mon avis,
il s’est passé la chose suivante : vous comprenez qu’un
type qui fait un business où il vend des bonnes femmes,
c’est un voyou. Souvent il vient de la plus basse
truanderie et il a monté les échelons parce qu’il est
intelligent. Quand l’occupation est arrivée, ils ne
savent pas ce qui va se passer. Personne ne le sait.
Alors, les Allemands filent des règlements,
réquisitionnent des maisons pour eux et puis s’arrangent
avec les voyous.
Les Allemands avaient un fric fou qui leur était donné
par le gouvernement de Vichy au titre de l’indemnité
journalière de guerre. Ce fric, ils le dépensent et il
va alimenter tout. Il y a le marché noir, il est là,
tout près, parce que vous pouvez pas tenir des maisons
de luxe sans faire du marché noir. Vous n’allez pas
là-dedans pour bouffer des rutabagas et boire de l’eau
fraîche. Donc, il sont très liés aux Allemands et ils
sont liés au marché noir et les Allemands savent que le
marché noir est une bonne façon de tenir les gens.
Les plus intelligents parmi eux ne viennent pas en
disant « dites donc, on va faire ça, si vous ne nous
donnez pas ça, vous serez fusillés ». Non, ils
corrompent, ils se démerdent, ils s’arrangent, c’est
plus malin. Les seuls tauliers qui auront un esprit
vraiment à peu près résistant sont des gens par exemple
qui sont d’origine juive. Ils comprennent très vite de
quoi il retourne et eux sont forcément coincés.
Quelques-uns uns. Mais dans l’ensemble ils attendent
l’évolution de la situation et quand l’année 43 arrive,
le vent tourne, ils prennent des garanties : ils ont
caché trois Juifs dans la cave, ils ont planqué un
parachutiste anglais, ils donnent de l’argent à la
résistance qui traîne par là, de façon à être peinards.
Mais la plupart ont été très mouillés avec les Allemands
au point que beaucoup de grands tauliers, ceux qui
tenaient les taules d’abattage, en croquaient avec la
Gestapo. C’était une super police qui était au-dessus de
la police française et qui pouvait envoyer chier les
flics français en s’appuyant sur les Allemands.
C’était une époque idéale pour la pègre qui
régnait impunément
Bien entendu. Quand la Libération est arrivée se sont
conjuguées deux choses : les moralistes qui venaient du
MRP, parti chrétien qui était contre le bordel, et les
communistes qui parlaient au nom de la patrie. Vous ne
pouviez pas demander aux autres de ne pas suivre. Il est
évident que quand l’affaire se déclenche on ne voit pas
la nécessité absolue de s’occuper de fermer les bordels.
Ce qui a sauvé les choses à ce moment-là, ce qui a sauvé
les abolitionnistes, ces les antibiotiques. Si les
antibiotiques n’étaient pas arrivés en même temps on
avait une situation qui grimpait dans le domaine
prophylactique… Un recrudescence de maladies vénériennes
genre syphilis. Alors on aurait fait machine arrière.
Et là, boum ! tout d’un coup, ils arrivent. Parce que
les anti-abolitionnistes avaient dit « attention ! si
vous fermez, vous allez voir, ça va grimper. Parce que
les filles sont surveillées, ici ». Il y avait même des
endroits, les fameux bordels qui étaient tenus par les
Allemands, où la capote anglaise était obligatoire.
Malgré son nom ?
(Rires). Malgré son nom, c’est que j’allais dire… Donc,
la situation était grave et, tout d’un coup ça a été le
miracle. C’est à ajouter à ce que je disais tout à
l’heure à propos de l’évolution des mœurs. Il y a eu en
46-47 l’arrivée des antibiotiques qui suppriment les
maladies vénériennes importantes de l’époque.
A l’époque ça ne pardonnait pas…
Sauf que le syphilis n’était pas mortelle à tous les
coups et qu’on pouvait parfois en guérir… Si elle était
prise à temps et même avant les antibiotiques. Et puis
sont arrivés la pilule et tous les contraceptifs
possibles plus la loi qui autorise la loi sur
l’avortement. Autant de choses qui ont compté dans cette
fameuse évolution des mœurs.
Venons-en à Marthe Richard. Vous avez découvert à
son sujet des choses inavouables. Etait-elle
complètement pure ?
Ah non, non… Pas du tout. Je suis sévère avec elle
quand elle se place sur le plan où elle s’est placée en
disant « je suis une moraliste qui a fait fermer les
maisons ». Ça , c’est une blague. Là, je démonte
tout le truc et ça n’a été possible qu’après sa mort
parce qu’elle avait bénéficié d’une loi d’amnistie en 47
et on ne pouvait évoquer un certain nombre de choses
dans sa vie, entre autres le fait qu’elle avait été
elle-même prostituée et qu’elle avait eu des problèmes
pour des affaires de drogues et des complicités
d’escroquerie avec des personnages qui émargeaient à la
Gestapo du boulevard Flandrin. C’était donc on ne peut
plus noir. Elle a cependant réussi ce tour de
passe-passe de devenir le symbole de la lutte contre la
prostitution.
Elle s’est refait une vertu
Totalement ! Et elle n’a joué que de la vertu, après.
Elle est morte à 92 ans, avec la Légion d’honneur. On
disait « Marthe Richard, la mère la vertu ».
C’était pas ça du tout ! C’était le contraire. Voilà.
Quand j’ai écrit le livre j’en ai consacré la moitié à
Marthe Richard pour démontrer point par point qu’il
s’agissait d’une légende. Je l’ai fait avec des
documents très sûrs, de police. J’ai eu la fiche des
renseignements généraux entre les mains eh bien, malgré
cela, on entend toujours les gens dire « Ah ! Marthe
Richard qui a fait fermer les maisons… Cette dame est
respectable, c’est formidable ». Bon, elle n’a pas
toujours eu 80 ans. D’où viennent les vieilles dames !
Revenons à la maison. Ou plutôt aux maisons.
Filles du trottoir et filles des bordels
bénéficient-elle du même traitement artistique ?
On trouve une littérature autour des filles du
trottoir. Chez Carco, chez les auteurs de la Série
noire… Parce qu’il y a le lieu. Vous ne retrouverez pas
cette jubilation ni ces artistes autour des taules
d’abattage. Il y a quelques croquis, il y a des
histoires, mais elles sont assimilées à peu près aux
filles de la rue. Ce qui a provoqué l’intérêt des
artistes autour des maisons c’est précisément parce
qu’il y a eu le cadre, il y a une espèce de cérémonie,
un lieu d’amour, le temple de l’amour physique, et puis
il y a « Madame », il y a une ambiance et puis les gens,
comme du One two two, du Chabanais, de la
rue des Moulins où Toulouse-Lautrec avait sa
chambre, ont créé un certain climat.
Une mythologie ?
Une mythologie. Et ils sont revenus en cela à
l’Antiquité… Ce que l’on peut reconstituer de Pompéi, on
le doit aux artistes de ce genre. Voilà pour les maisons
luxueuses. Les maisons de qualité moyenne, si je puis
dire, ont été reconstituées par des gens comme Lorrain
ou Maupassant dans leur côté convivial, province, etc.
C’est vrai que si vous imaginez des gens qui sont par
exemple représentants de commerce, ils arrivent dans une
ville, à Yvetot, à Carpentras, le soir, ils sont au
restaurant, je les ai vus, j’ai été dans des endroits
comme ça pour des films ou des livres, ils bouffent puis
ils vont regarder la télé et ils vont se coucher. S’ils
ont des envies d’aller draguer ou de chercher une fille,
ils ne trouvent rien ! Il y a des fois des espèces de
boîtes qui sont à 25 kms, puis barka ! Ils ne vont pas
aller se fatiguer là toute la nuit. Quand ils avaient le
bobinard, ils connaissaient, ils y allaient, ils se
retrouvaient entre copains, ils y venaient pour
consommer une fille ou simplement pour prendre un verre,
une coup de champ’, je ne sais quoi… Ils discutaient
avec la patronne, elle les connaissait, c’étaient le
gars qui vendait le Pernod ou qui vendait des bas ou de
la porcelaine … C’était ça.
Il y avait donc un aspect très social
Ah complètement, complètement ! C’était des bistrots
avec des « montantes ». C’était ce que racontaient des
gens comme Maupassant.
Au moment de la Fermeture, des gens se sont
retrouvés sur le sable, et pas seulement les filles.
Les macs se sont pas trop mal débrouillés. Ils ont pris
des prête-noms qui ont tenu les hôtels de passe et puis
eux ils sont allés se retirer à la campagne, pécher à la
ligne, taper le carton… certains, qui avaient des
maisons de luxe, des maisons très célèbres, n’ont pas pu
se recycler parce qu’on ne pouvait pas remplacer,
refaire autre chose d’équivalent au One two two ou
au Chabanais et ils ont été plus ou moins ruinés.
Ils ont essayé de se lancer dans d’autres activités,
mais ce n’était plus pareil. Alors le bluff a été pour
les filles. Parce qu’on racontait « bon on va fermer
les maisons et le problème est résolu », mais il
n’est pas résolu du tout et elles se sont toutes
retrouvées sur le trottoir. Elles avaient les mêmes
macs, les mêmes structures, elles étaient autour des
hôtels et elles faisaient le tapin dans la rue
Saint-Denis ou à Barbès-Rochechouart. C’était exactement
la même chose.
Pire peut-être ?
Peut-être pire, en tous cas, parfois, elles étaient
carrément dehors et quand il fait froid…
Alors il y a des gens, très respectables d’ailleurs, qui
veulent sauver des filles de joie et qui leur proposent
des lieux genre petite pension de famille où on va les
rééduquer, leur apprendre un métier, mais ça a marché
que pour des putes qui étaient en bout de parcours. Ils
sont à côté de la plaque parce qu’ils font des choses
tout à fait honorables, utiles, mais pour une infime
minorité…
Que sont devenus les objets baroques, les objets
particuliers que l’on trouvait dans les maisons closes ?
Ça a été baladé de tous côtés, mais la plus grande
vente a été faite après la Fermeture par Maître
Maurice Rheims qui est aujourd’hui à l’Académie
française. Romi, lui, a récupéré certaines choses. Le
fameux siège et la baignoire en cuivre rouge en forme de
cygnes se sont retrouvés chez Alain Vian, le frère de
Boris, et chez Dali. C’est Dali qui a acheté la
baignoire. Il trouvait que c’était un objet éminemment
surréaliste. Le siège a été revendu en salle des ventes
où il a fait 22 millions de centimes et c’est la
descendante de l’ébéniste qui l’avait fabriqué qui l’a
acheté.
Est-ce qu’il y encore de signes visibles, des
preuves de l’existence de ces maisons dans Paris
aujourd’hui ?
Il y a encore des petites traces par-ci par là, mais
les principales maisons n’existent plus. Le Chabanais,
par exemple, est toujours là. Il y a des gens qui y
vivent. Rue des Moulins, il n’y a plus rien. Je
crois qu’il y a une agence de voyage à la place.
L’immeuble où était le Sphinx a été démoli,
boulevard Edgar-Quinet. Reste comme témoignage évident
celui où, dit-on, le Maréchal Goering est venu baiser un
jour de 1941 au 50, rue Saint-Georges. Au 9, rue de
Navarin il faut que vous essayiez de rentrer sous le
porche et de regarder de côté. Là on comprend tout de
suite. D’abord, il y a une façade curieuse. Il y a des
fenêtres en forme de hublot et puis, sur le côté, on
peut découvrir ce que c’était.
Au 106 boulevard de La Chapelle était une taule
d’abattage célèbre qui est devenue après la Fermeture et
pendant 25 ans environ le siège de l’Armée du salut. Et
puis maintenant c’est un bazar nord-africain. Au One
two two, 122, rue de Provence, c’est maintenant le
syndicat des cuirs et peaux… Je crois qu’il y a eu un
grand tort… On aurait du garder le Sphinx, le
Chabanais, le One two two, la rue des Moulins, il y
en a eu plusieurs comme ça… Enfin, on aurait pu en
garder deux, trois. C’est des pièces historiques. On va
bien voir la Conciergerie. C’est une taule, hein ? C’est
moins gai encore.
(anardedroite.wordpress.com , Interview Olivier
Bailly).
***
LES COMBATTANTS DU PETIT BONHEUR
(...) Jamais revu pareilles réjouissances publiques...
l'enthousiasme s'élevait de la ville... les ovations !
les fanfares ! les drapeaux ! les fleurs ! les
embrassades sur les chars ! et les litrons, bien sûr,
pour désaltérer les libérateurs ! Tout le monde vraiment
était dehors... Ç'aurait pu être la fête la plus
extraordinaire, la plus grandiose sans conteste... la
victoire des Alliés était totale sur l'ennemi et dans
nos cœurs... l'évidence ! Seulement, à cette extase,
cette explosion de bonheur... cette euphorie... se
mêlaient tout de même des choses moins radieuses, moins
folichonnes ! La grande chasse aux traîtres, aux
collabos était ouverte. Tout un secteur noir de
vilenies, de reniements, de délations, d'atrocités.
On a tout dit, tout écrit aussi là-dessus. C'est
devenu très vite immonde, impitoyable... injuste très
souvent... sans rapport avec les actes reprochés. Les
plus mouillés, les plus marles n'avaient pas attendus
qu'on vienne les chercher à domicile au petit jour.
Restaient alors les imbéciles, les gogos, le menu fretin
! La France avait tout de même besoin d'exorciser ses
gros péchés maréchalistes, de se les laver dans le sang
si possible. Il lui fallait des victimes expiatoires.
Les premières, les plus faciles, on le sait... ce furent
les femmes, les collaboratrices du lit de l'occupant,
les horizontales... celles qui s'étaient tapées du Hanz,
de l'Ernst, de l'Helmut, du Wilhelm, du Heinrich...
toutes prêtes sans doute à s'envoyer du Bob, du William,
du Johnny... de l'Ivan, s'il en arrivait un jusqu'à
nous. Les imprudentes, on allait s'offrir leur
chevelure. Ça commençait avenue des Gobelins.
Une vraie bagarre pour assister au spectacle... Tout le
monde veut voir la traîtresse se faire châtier. Elle n'a
rien d'une vamp susceptible d'avoir perverti les
galonnés à monocle de la Wehrmacht. Une grosse fille
fadasse aux seins mous. Elle est dénudée jusqu'à la
ceinture. Elle pleure... elle a honte, elle a la
trouille... ils lui font mal les tondeurs... deux types
qui s'activent aux ciseaux... ça hurle... " Salope !
Putain ! Boche ! " Les brassardés finalement la
protègent du pire... ils tondent mais ils empêchent les
mégères de la piétiner.
Je me suis approché... je regarde, je ne peux pas m'en
empêcher. Parmi les tondeurs je reconnais Riton... un
copain du certif... un bon élève, lui... jamais puni. Je
l'imaginais pas devenu tortionnaire. Il se retourne,
hilare, il brandit le scalp, une grosse touffe de
cheveux rouquemoute. On l'applaudit. La fille, quelqu'un
lui relève la tête, qu'elle contemple bien son
châtiment.
- Celle-là, dit une voix derrière moi... elle a couché
avec tous les Boches qui sont venus dans le quartier !
Ça faisait beaucoup, certes, pour une seule chagatte !
Autour, il y avait, parmi les hurleurs, les bourreaux...
d'affreux petits mâles complexés, déçus... bien des
rancœurs de calcif... des instincts sadiques qui se
réveillaient... se donnaient libre cours... des choses
qui remontaient du fond de l'égout. On tondait aussi les
filles, pas tant parce qu'elles avaient pagé avec des
Chleus, mais souvent parce qu'elles avaient bravé de
gentils préjugés bien rances. Ça faisait tache dans la
grande fête tout ça... par moments les cris de joie se
métamorphosaient en hurlements de haine.
On
ne savait trop comment ça partait... Quelqu'un montrait
du doigt la future victime... la désignait à la
vindicte... comme cette femme échevelée, devant la
boulangerie boulevard Saint-Michel... " C'est une
collabo !... Elle a couché avec un Boche ! " Hop ! la
cause était entendue... les insultes... les glaviots et
puis les coups, le passage à tabac... la bastonnade...
la tonte, selon... (p.424-426).
BLEUBITE
On
a hâte, dans les rubriques de belles-lettres, de vous
oublier, vous foutre au rancart. Il est entendu, une
bonne fois pour toutes, que ce qui compte de nos jours,
pour nos professeurs de littérature, c'est
Robbe-Grillet, Butor, Pinget... ceux qu'on ne peut pas
lire, que personne n'a jamais pu suivre au-delà de la
troisième page.
Si vous vous avisez d'amuser un peu, d'intéresser le
chaland par un récit coloré, si vous vous permettez
quelques gaudrioles verbales... si vous n'êtes pas
totalement sinistre, sentencieux branleur descriptif,
pénible bavacheur marxiste, c'est affiché que vous êtes
définitif phallocrate, raciste abominable... que vous
êtes idéologiquement suspect. On vous note à l'encre
rouge.
(...) En 1966, on les a trouvés, mes Matadors,
excessifs... que mon personnage de capitaine F.F.I.
ancien de la Gestapo était assez peu vraisemblable...
qu'il outrageait une Cause sacrée.
Pourtant, là encore, je m'aperçois que le temps a
travaillé pour moi. Peu à peu des choses se dévoilent,
des livres se publient, quelques témoins s'approchent de
la barre. On apprend que la Gestapo française de la rue
Lauriston n'était pas, si j'en crois quelques destins,
si mal famée. On y rencontrait de futurs héros de
l'ombre, de hardis artistes qui n'hésiteront pas, vingt,
trente ans plus tard, à militer pour une humanité
meilleure.
De temps en temps sur nos chaînes de télévise, je
retapisse quelques capitaines Herlier qui ont, en tout
cas, mieux réussi que le mien. Ils ont invariable la
larme au bord de l'œil pour le tiers monde, le cœur sur
la main offert aux humbles, à toutes les victimes de
toutes les répressions " d'où quelles viennent ". Ça me
fait tout de même un petit choc, j'avale ma salive. En
les observant bien, je leur trouve dans l'œil parfois
une vieille lueur gestapine.
Peut-être que je me fais du cinoche. Tout ça, au fond,
peut-être pas de quoi fouetter une dame du M.L.F... Faut
de tout pour faire un immonde. Je garde pour moi mes
découvertes, mes retrouvailles... que personne se fasse
de mouron. Tout juste je pique à droite à gauche
quelques modèles pour mes œuvres de fiction à venir.
*
La
Vérité n'est ni bonne à dire, ni à écrire. Personne n'a
envie de se mettre en ménage avec. C'est une matrone
tellement hideuse qu'elle n'a jamais fait bander que les
pervers.
Il reste que cette période de la Libération est à la
mode... Rétro comme ils disent... vachement rétro !
Comme tout n'est que mode en Art, en pensée, partout,
mon Bleubite revient au bon moment il me semble.
Certes on va pas me couronner dans les Médicis, les
Féminettes - ça reste, ça, le domaine réservé des élites
estampillées - mais je peux tout de même instruire
quelques personnes méritantes tout en les amusant au
détour de la page. Je n'ai jamais eu, à vrai dire,
d'autres prétentions.
Souvent on m'a posé la question, à l'époque de la
parution des Matadors, si cette bluette était
entièrement vraie, absolument autobiographique. Duraille
alors de répondre. Si je décortique les choses entre la
réalité et l'imaginaire... la pendule risque de ne plus
marcher une fois les pièces remises en place. Un roman,
ce qu'il faut avant tout - ô mes chers théoriciens -
c'est qu'on y croie, qu'on marche. La règle d'or
: Il était une fois en septembre 1944... etc. Vous
montez donc avec Bleubite dans la 11 CV... Plus qu'à
vous laisser conduire... Coulommiers, Esperbart-le-Hasoi,
Nancy... la bataille de Gravelotte pour terminer sur une
note de gloire militaire. J'ai essayé tout simplement de
vous faire respirer quelques odeurs de cette époque,
d'amener des personnages peut-être plus vrais que nature
sur le tapis.
(...) Partout écoutez nos radios, nos débats, c'est
toujours des problèmes à n'en plus finir... ceci,
cela... l'homosexualité des anges. Le moindre fœtus
chanteur à cent mille minettes en folie se penche sur
chaque problème. Et ça jacte, bavache, cause, débite,
postillonne, débagoule, rétorque, radote. On nage sur un
océan de salive.
Bleubite, alors, pour me le faire prendre
vraiment au sérieux, je vais vous signaler quelques
thèmes à débattre, qu'il pose en même temps l'air de
rien, le problème de la guerre, de l'armée, de la
jeunesse déboussolée délinquante, de l'engagement... que
sais-je, de la prostitution, du viol.
Vous avez le choix. C'est mon enfant caractériel. Pour
cela que je l'aime un peu mieux que les autres. (p.13-18).
LE
CORBILLARD DE JULES
Nous étions à cette époque, juste l'après
Libération...de troubles, de noirs désordres sur tout le
territoire. On savait plus qui commandait qui... ce qui
était légal, ne l'était pas... ne l'était plus d'un jour
à l'autre ! Il se réglait de drôles de comptes un peu
partout... des personnels, des politiques, patriotiques
et trou du cul aussi bien sûr ! Les prisons étaient
engorgées et parfois ceux qui les gardaient se
retrouvaient dans le trou à la surprenante pour des
motifs bien difficiles à comprendre.
Ceux qui n'ont pas vécu ces évènements, même à travers
les livres les plus sérieux, n'y reconnaitront jamais
les leurs. Etaient déclarés collabos, bien souvent, des
gens dont on voulait prendre la place, l'appartement, le
buffet Henri II, le cosy-corner convoité. Par contre de
fieffés malfrats, auxiliaires de la Gestapo, se
pavanaient patriotes couverts de galons, de brassards,
de médailles. Au sein de la Résistance, il y avait des
conflits sournois, surtout entre les gaullistes et les
communistes.
Dans notre unité, la colonne Tactique Lorraine,
c'était en majorité des F.T.P... presque tous les cadres
membres du Parti... un embryon d'Armée Rouge française.
On s'y croyait déjà... qu'on était les maîtres ! On
avait perdu notion qu'à Paris de Gaulle avait tout de
même pris les rênes vaille que vaille, qu'il contrôlait
petit à petit la situasse, et aussi et surtout que
l'armée américaine était là... bien là... avec ses
divisions blindées, ses avions... son gigantesque
matériel... et que c'était pas affiché qu'elle nous
laisse prendre le pouvoir.
Tout ça explique un peu la suite, le modus vivendi,
les arrangements provisoires entre le parti communiste
et le Général. Toutefois, la plupart des petits lascars
à mitraillette, tous les vrais champions de la Sten...
eux, ils se voyaient déjà en justiciers à Paris... se
bégalant madame la marquise par-derrière et
par-devant... se prélassant dans les lits à baldaquin,
merde, y a pas de raison ! Ils piaffaient tous du Grand
Soir ! (p.36).
LE
CAFE DU PAUVRE
Autrefois, lorsque le café était une denrée précieuse et
réservée aux riches, à la fin du repas on se payait le
café du pauvre, c'est-à-dire l'amour, la joyeuse partie
de jambes en l'air...
Alphonse rencontre Odette la catholique, qui veut
sauver son âme ; Lulu, la femme du charcutier, qui lui
offre ses charmes imposants et les trésors alimentaires
de son arrière-boutique ; Jacqueline, la militante
trotskiste avec laquelle il défilera de la Bastille à la
Nation pour changer le monde ; Flora, la comédienne
initiatrice des beautés de l'art dramatique ; Cricri, la
belle pute dont il pourrait faire son gagne-pain si la
peur du gendarme n'était pas aussi dissuasive en ces
temps reculés où les prêtres avaient des soutanes, les
magistrats une guillotine au fond de l'œil et les dames
des porte-jarretelles pour le plaisir de l'honnête et du
malhonnête homme.
Un livre où le rire ne perd jamais son droit
prioritaire dans le Paris pourtant maussade de Monsieur
Félix Gouin, président provisoire de la République
renaissante. Avec, bien sûr, les bons copains et les
mauvaises rencontres qui peuvent vous conduire en
galère.
L'apprentissage de la vie, de l'amour après la
guerre... Une fresque de frasques et de fesses, de
tétons, de dessous vaporeux... De baguenaudages à la
petite semaine au coin de la rue là-bas. Comme dans une
chanson de celle qu'on appelait encore la Môme Piaf.
L'HÔPITAL
J'y arrivais grâce à mes boules Quiès sur les cures et
la nuit avec une minuscule lampe de chevet... je me
farcissais des tomes et des tomes... je dévorais, je
devenais difficile forcément, je pouvais plus me
contenter des livres goût du jour, des amusettes à
lire d'urgence pour les clientes de " Maris-Claire
". Je commençais aussi à écrire... sur des petits
cahiers de cent pages, je m'exerçais, je racontais ma
guerre. Et là encore, à Bouzon, je peux dire que j'étais
verjo, ailleurs par la suite ça sera encore plus coton.
" La Cerise ", je l'ai commencée sur un banc à côté des
chiottes au pénitencier de Liancourt... En me cachant,
que c'était pas permis de noircir du papier. J'ai
travaillé dans des endroits impossibles, le crâne en
compote sous l'effet des médicaments volcaniques.
Je ne suis pas tellement sûr au bout du compte qu'on y
gagne en se donnant tant de mal. Autour de moi dans le
Septième Art, les belles lettres... les académies, dans
l'édition, les théâtres... n'est-ce pas... je vois pas
se pavaner d'infinis cloportes, des boursouflures de
croûtons de tasses qui se font mousser baba au rhum...
Ce qui paye au fond c'est la médiocrité extra-souple, le
toc clinquant, les faux derches maquillés inflexibles et
simples. A eux l'avant-scène, tous les micros... les
dames du monde en levrette ! Si je les vois, moi, les
pigeons... les chalands foncer au bonneteau ! C'est
juste une question d'effronterie, de dire ce qu'il faut,
ce qu'on attend de vous, jamais sortir des limites
permises tacites... et on s'envole, lépidoptère,
au-dessus du parterre fleuri.
Que tout ça, je m'excuse, ne vous apprendra pas
grand-chose. On relit La Fontaine, on sait tout... et ça
vous reste sa musique, l'ordonnance à la française,
l'élégance de la tournure... la légèreté... Que c'est
vraiment jamais nécessaire de se morfondre... La plus
élémentaire politesse... vous divertir... vous faire
sautiller la formule. Je m'y efforce, je remets sur le
tapis l'ouvrage... que ça n'ait pas l'air de rien du
tout... que ça coule facile. Toute la gymnastique que ça
nécessite, la ruse... éviter les pièges du beau style...
sabrer la joliesse, la minauderie plumitive... Ecouter
surtout... une question d'oreille. Le mot en trop et ça
fait couac, ça vous déglingue toute la complainte. (p.
234).
CINOCHE
J'ai comme un malin plaisir à les désappointer, tous ces
assoiffés de sensations malsaines. Je leur réponds très
poliment, je cherche soudain mes mots du côté de chez
Swann... j'évite l'argomuche. Aucune raison de
s'exprimer avec toutes ces pommes dans une langue qui
n'est pas, ne sera jamais la leur. Dès qu'ils s'emparent
d'un mot, il devient imprononçable, impropre, ils le
saccagent de leur ton pointu. Luc il s'attendait sans
doute à ce que je leur fasse un sketch à ses amis
tropéziens. Il me lançait l'hameçon... il espérait bien
que j'allais embrayer le crapuleux récit... le casse
sensasse... chalumeau et coffre
qui s'ouvre... cinquante briquettes en lingots... Que je
brode au besoin... m'invente quelques meurtres...
règlements de comptes... deux trois beaux assassinats...
quatre filles au turf... n'importe !
La
vérité ils n'en ont cure, les relations à Galano fils...
dans leur univers de boîtes à la mode, tout est fabriqué
à la mesure... sophistiqué, trafiqué, falsifié stuc et
toc. L'essentiel, n'est-ce pas, le spectacle... Ils
vivent en perpétuel cinoche... le carnaval en toute
saison, chaque jour... tous les soirs que le bon Dieu
n'arrive plus à faire. La seule réalité au fond c'est de
passer à la caisse... le pognon leur vient, à eux,
fluide... repart. Ils ont le don, une fée s'est penchée
sur leur berceau... la fée Fric ! Mes pensées dans le
club... et aussi je les imagine déjà cadavres... qu'ils
crèveront tous tard ou bientôt... qu'ils seront enfin de
vraies charognes et que là on sera tous enfin
fraternels. La belle affaire, je gamberge bancal,
sinistros. En tout cas j'ai pas l'intention de les
divertir ces branques chochotes. Je leur réponds
monosyllabes... ils vont me trouver abruti, tant mieux.
Ils finissent par m'oublier, je les intrigue plus, ils
me gomment... reprennent leurs sujets favoris... Enfin,
ils y arrivent dans le vacarme... s'efforcent... le
dernier yacht sur le quai Suffren... une merveille !...
confort, vitesse, etc., il appartient à l'héritier d'un
gros industriel du Nord. Un garçon plein de talent, un
écrivain lui aussi. Après avoir sabré toutes les plus
jolies starlettes, il est maintenant en ménage avec un
travelo... viré sa cuti... il pédale... mais on sait
bien que chez lui, n'est-ce pas, l'érotisme est une
ascèse... c'te bonne paire !
Bien des gens, à ma place, s'esjouiraient d'être admis à
les écouter... là, carré au plein du fauteuil... plein
pinacle, le verre de scotch en pogne. J'en profite
pas... ça s'estompe dans ma mémoire. Il reste juste le
bruit, la fureur musicale... et puis tout de même qu'en
finale, ils se mettent à parler du prolétariat... qu'ils
lui préparent verbal son bonheur futur. Là, ils peuvent
plus s'arrêter une fois sur ce chapitre. Ça dure
jusqu'aux aurores... jusqu'à l'heure où précisément le
prolétaire en question se lève, se lave fissa et fonce
vers le métro, le bus dans l'aube polluée... pour aller
se gaver de poésie réaliste à l'usine ! (p. 55-56)
LES
ENFANTS DE CHŒUR
Écrevisse travaille à l'infirmerie... sorte d'homme de
salle... il vide les bassins hygiéniques, les pots de
pisse, les crachoirs... il balaye, lave les
carrelages. Ça lui permet d'être à l'affût, de tendre
une esgourde attentive aux conversations, de dépiauter
les paperasses dans les boîtes à ordures. Toujours
silencieux, en espadrilles, grisâtre... il se glisse
partout... penché, torgadu, obséquieux. De temps en
temps, un petit malfrat, au passage, lui file un coup de
latte, lui glave sur l'alpague. Il accepte sans
moufter... ça fait partie de sa rédemption, disent les
autres chrétiens de la manécanterie.
A force de docilité, de bonne conduite, de
bonnes informations aux gaffes, il finira par décrocher
une liberté conditionnelle. Peu probable qu'il récidive
une fois dehors, c'est des choses qu'on ne fait qu'une
fois dans sa vie de découper sa femme en morceaux pour
aller à la pêche aux écrevisses. Dans les statistiques
du ministère de la Justice, ça leur fera un réinséré de
plus... une réussite pour les récompenser de leurs
efforts.
Voilà... Ite missa est... la messe est dite...
notre vieil aumônier branlochant du chef, se met sa
barrette sur la tronche... génuflexion... il va sortir
par la gauche où une petite cellule est aménagée en
sacristie. Écrevisse, servile, va l'aider à retirer ses
habits sacerdotaux... Mais, ce dimanche-là, le rituel
s'offre un supplément. L'officiant ne sort pas tout de
suite. Il se retourne vers nous pour nous rappeler que
c'est la fête de l'Immaculée Conception. Notre chorale à
cette intention a répété depuis quinze jours un
cantique. Il s'élève de la chapelle :
Salve Mater
misericordiae
Mater Dei et Mater
veniae
Confiture-Confiteor bat la mesure, l'air inspiré...
les yeux au ciel ! Tous les petits chanteurs, s'ils sont
attentifs aux gestes de leur Toscanini... Pas un couac,
une fausse note... Bonassieux le père de famille, le
cannibale Sénateur, Lessiveuse, Mandarine, Excellence et
puis Bébert l'Ange... C'est lui en solo qui nous envoie
les couplets.
Salve, decus
humani generis.
Sa voix presque de gonzesse. On est sous le charme,
faut bien avouer, même les plus incrédules païens... les
tueurs de veuves, les incendiaires, les pires scélérats
du pénitencier. Il n'y a que le prêtre qui me paraît
ailleurs... à la hâte que ça finisse. Il est debout
tourné vers nous, ses brebis égarées... ça n'a pas l'air
de l'émouvoir d'être le pasteur d'un pareil troupeau.
Le cantique s'achève... la magie. Déjà Écrevisse
relève un peu la tête, se prépare à filer vers la
sacristie...
Mater plena
sanctae laetitiae
Ô Maria.
(p. 277-278).
LE BANQUET DES LEOPARDS
Auguste, dans ses relations, il avait toute une
franc-maçonnerie... les Léopards, elle
s'intitulait. Une sorte de taste-vin, des gens du
meilleur monde tout à fait qui se réunissent deux trois
fois par an, qui se déguisent en chevaliers du Moyen
Age... en gentes dames et nobles damoiseaux. Il a eu
l'idée alors qu'on fasse le lancement du bouquin avec
leur concours. Certes, ça n'avait pas grand-chose à voir
avec la vie de Vulcanos mais n'importe, l'essentiel
c'était de mobiliser le plus de guignols mondains
possible.
Ap'Felturk, ç'a eu l'heur de le botter au premier
abord. Il en a parlé à Véra, le soir sur le traversin,
et il est revenu dans les enthousiasmes. La confrérie
des Léopards... justement mémère, elle rêvait de
s'y introduire ! Alors notre projet... in the
fouillouse ! Ça a dépassé les pronostics les plus
optimistes du dab. Félicien, il l'a fait inscrire avec
son épouse, au Léopard's club... une procédure
accélérée... vu leur fortune, leur yacht, leurs toiles
de maître, ça ne présentait aucun obstacle. On pouvait
ensuite prévoir dans le grandiose... un banquet
extraordinaire avec les Léopards, leurs léopardes
au complet, la presse, la téloche, le Tout-Paris.
Pensez si Auguste l'a poussé à la roue notre mécène ! Il
allait, lui, s'occuper de tout encore une fois. Ce qu'il
fallait pour marquer les esprits... faire un véritable
repas moyenâgeux... tout à fait comme au XIIIe siècle...
un cerf entier à rôtir... des sangliers... qu'on
découperait devant les convives... des ripailles
gargantuesques ! Tout le monde sapé en contemporain de
la guerre de Cent ans. On allait éblouir toutes les
télévises, les journaux... un évènement digne des
festivités du marquis de Cuevas. Avec Vulcanos comme roi
de la journée, on ne pouvait pas louper notre coup.
Cézig, il avait l'étoffe, les épaules à soutenir la
vedette... il était sa propre fusée porteuse.
Restait à dégauchir l'endroit où se déroulerait notre
foiridon. Félicien proposait le premier étage de la tour
Eiffel, mais Auguste il ne s'y voyait pas... ça ne lui
disait rien du tout. Il a fait remarquer judicieux que
le cadre ne convenait pas au Moyen Age...
- Pourquoi pas l'Arc de Triomphe pendant que vous y êtes
! (p. 165).
SAINT
FREDO
On
est à Auteuil. Un hôtel particulier. On nous a conviés
au cocktail dans le jardin, en l'honneur de M. Alfred
Friteau, nommé chevalier de l'Ordre national du
mérite... La remise de sa médaille par M. le président
Walbreck. Haut magistrat dont la dame a tenu à organiser
cette réception. Elle s'est entichée de Frédo, Mme
Walbreck, qui demande qu'on l'appelle Jeanne-Marie en
toute grande simplicité. Par l'entremise de l'abbé, elle
s'est intéressée au foyer. Elle y est venue nombre de
fois, elle a visité toutes les chambres. Frédo, il a
l'habitude de ce genre de manières, il te l'a mise en
fouillette vite fait. Le mot qu'il faut. Ce mélange de
gouaille et de bons sentiments. Sa façon de faire avec
les jeunes... sa réussite incontestable.
- Il est extraordinaire ! Quel personnage !
Je suis bien d'accord. C'est pas le type ordinaire
Alfred, mais elle est encore loin du compte, la bonne
dame. (p. 151).
MANOUCHE
SE MET A TABLE
Tout le monde perdait la tête à Tanger... le processus
paraissait si facile... t'achètes ! tu passes !
t'empoches !... Mon couple de bourgeois lyonnais, ceux
qui avaient une telle frousse du communisme, rêvaient
maintenant de devenir contrebandiers ! Ils étaient prêts
à investir dans le tabac !... D'autant que Didi le
Portoricain les baratinait salement... et ça prenait,
une vraie mayonnaise !... Il suffisait de causer... ils
allongeraient le grisbi !... Moi, je m'inquiétais quand
même... je voulais pas avoir sur la conscience l'arnaque
de ces deux honnêtes bourgeois !... Je me disais qu'avec
un marlou comme Didi dans le turbin, leur pognon... ils
le reverraient jamais !... Mais ils insistaient ! Tanger
leur montait au ciboulot ! ils voulaient absolument
prendre des risques !... Mektoub ! avec Didi et sa
bande, ils en prendraient, ça c'était officiel.
Entre-temps, je suis retournée à Paris, sur les
conseils du marquis de Breteuil et du comte de
Beaumont...
- Ne laisse pas ton fils dans cette ambiance, Manouche !
Que je sois une bonne mère, en d'autres termes !...
plus étrange... les truands étaient légion !... Ce qui,
contrairement à Paris, n'empêchait pas du tout la haute
de Tanger de fréquenter mon établissement !...
Le " Venezia ", c'était vraiment l'auberge
espagnole... y avait de tout ! des Hindous, des Juifs,
des Espagnols... des Corses, bien sûr ! des Français !
des Marocains ! Tout ce joli monde était mouillé
jusqu'au cou dans les combines les plus fabuleuses !...
Donc moi, je pars à Paris mettre mon fils à l'Ecole des
Roches au collège de Clères en Normandie... qu'il soit à
l'abri de toutes ces fréquentations douteuses... J'ai
essayé de donner une bonne éducation à mon fils. Que les
aventures de son père et de sa mère lui restent pas trop
sur le paletot... Jean-Paul a toujours su qui était son
père, j'aimais trop Carbone pour le lui cacher !...
Merde ! je trouve que Jean-Paul a plutôt à être fier
d'avoir eu un père " Empereur de Marseille " !... (p.
181).
REVENIR
A LIANCOURT
On
a toujours un peu de mal à se glisser dans de nouvelles
habitudes. Peu à peu je creuse mon trou. Je fais
connaissance avec mes compagnons de galère. L'impression
exacte qu'on a d'être vingt-quatre dans une embarcation
qui ne nous mène nulle part. La particularité de
Liancourt c'est que nous sommes tous mélangés, petites
et grosses peines... tous les genres de crimes et
délits. Seul dénominateur commun, la maladie. A un
moment ou à un autre, en centrale ou en maison d'arrêt,
on détecte chez un détenu sa tubardise. Soit qu'il
glaviote du sang comme ce fut mon cas, soit qu'il se
présente à la visite du médecin parce qu'il tousse,
crache et maigrit. Alors après les radios, les analyses
diverses... direction Liancourt.
(...) On imagine mal combien notre société de condamnés
peut être cloisonnée, féroce dans ses exclusions.
Certains peuvent rester des années dans une centrale
sans qu'on leur adresse la parole autrement que pour les
rabrouer, leur cracher à la gueule. C'est comme un
châtiment supplémentaire dans l'opprobre.
Les braqueurs, maquereaux, casseurs, faussaires sont
l'aristocratie de notre univers. La classe au-dessous ce
sont les petits voleurs, les escrocs à la mie de pain...
les plus ou moins cloches presque tous mythomanes.
Ceux-là on les supporte, on les appelle " les fromages
"... pour signifier que ce sont des mous, des types
inintelligents, demi-sel qui ont dans la tête un
camembert à la place du cerveau. On les supporte un
point c'est marre, mais ils doivent se tenir à carreau. (p.
37).
LA
CERISE
A
poil l'arrivée. Toutes vos fringues devant vous. On
reste nu contre le mur devant le pupitre du surveillant
qui inscrit tout sur son grand livre... une veste, une
paire de chaussures, un mouchoir !... Au vol on attrape
les hardes réglementaires. C'est trop court, trop long,
usé, poisseux, humide, troué... ça sent le rance,
l'urine, la crasse... On réalisera tout à l'heure.
L'homme en uniforme bleu est pressé, faut faire fissa,
enfiler sans discussion l'habit qu'on vous donne.
L'auxiliaire déploie votre paquetage qui arrive de la
division. Nomenclature... une brosse à dents, un crayon
bic, une serviette toilette, un paquet de lettres...
" Mettez de côté ". Vos richesses éparses sur
une couverture. On jette l'inutile... enfin ce que le
gaffe juge inutile. L'instinct de propriété vous
tenaille tout de même. On regarde ses photos, ses
bricoles de rien, un calendrier, une fleur sèche, un
carnet, le peu qui vous rattachait encore... à quoi au
juste ?... On ne sait plus... Une signature bas de la
colonne. Voilà. Tout est en ordre. L'escalier... on suit
la casquette. On avance sur la passerelle. Septième
cellule. (p. 324).
(...) Beaucoup de gens ignorent que la cerise c'est la
guigne, la poisse, la malchance. Une vieille pote à moi,
ma chère compagne, mon amoureuse folle que je retrouve à
tous les coins de rue de mon parcours. Si elle me colle
au train, la salope ! me saoule, m'ahurit ! Toujours là,
fidèle à tous les rendez-vous ! Fidèle comme un chien,
fidèle comme la mort. J'ai beau faire, toucher du bois,
me signer, éviter l'échelle par en-dessous, j'arrive pas
à l'exorciser.
Elle me sourit en code pénal, me roule des patins aux
bacilles, me fait des caresses au bistouri, m'envoie
pour ma fête des bouquets de flicailles, d'huissiers,
des billets doux papier bleu. Même aux brêmes j'ai
rarement beau schpile, j'ose plus les toucher, je
m'écarte des tripots. Rien à chiquer, je suis vu, je
suis pris. C'est ça la Cerise, l'existence entre chien
et loup, entre deux douleurs, entre deux gendarmes.
MADAME DE SAINT-SULPICE
Blandine avait déjà pratiqué les jeux du saphisme. Les
michetons exigeaient parfois qu'on leur offre des
saynètes de broute-minou, de lesbianisme, plus ou moins
feintes. Plus rien à apprendre dans ce domaine, mais là,
elle savait d'instinct qu'il ne s'agissait pas d'une
fantaisie passagère... que ça irait loin... qu'Aglaé
voulait prendre possession d'elle comme le ferait un
homme.
Ses lèvres qui cherchent les siennes. Elle a déjà
gambergé Blandine... aux suites. Que si elle se
détourne, si elle virevolte même avec beaucoup de grâce,
elle met son avenir en danger. " Ma petite, me suis-je
dit, faut que tu y passes. " Après tout elle en avait
connu de pires et elle avait surmonté moult fois son
dégoût. Prêtres ou laïcs, dans le cheptel de la
michetonnerie, elle s'en était appliqué sur la viande de
plus terrifiants que la vieille Aglaé.
Dans sa tête tout s'ordonnait vitesse grand V, d'autant
qu'elle avait déjà retourné le problème. Aglaé allait
lui permettre d'échapper au joug d'un maquereau et, qui
sait, peut-être allait-elle devenir un jour l'héritière
de Madame... la patronne, après sa mort, de la taule la
plus sainte de France et de Navarre.
(...) Cette nuit-là... elle n'a lésiné sur rien. Aglaé
avait répandu du parfum dans les draps... elle s'était
maquillée comme une divinité orientale. Dans un tiroir
de sa commode, elle avait des accessoires érotiques pour
hautes performances. Aglaé aimait se faire enfiler par
des godes de dimensions négroïdes... Blandine a fait
l'homme et vice (n'est-ce pas) versailles... à son tour
perforée, labourée, quasi meurtrie par la taulière
déchaînée. (p. 178-180).
L'EDUCATION
d'ALPHONSE
Il
vient, chose tout à fait surprenante, d'exercer ses dons
pédagogiques dans une institution catholique de la
région d'Evreux, il me semble me souvenir... Les Petites
Pâquerettes du Sacré-Cœur. Il trouve ça tout à fait
cocasse... dérisoire à souhait, cette appellation. Il
s'agit, en plus, d'un collège uniquement de jeunes
filles de très bonne famille, il va sans dire... tenu
par des religieuses pour veiller sans faille à la
protection de la virginité de ces demoiselles. Un
pensionnat déjà désuet en 1946, dans un monde en pleine
mutation de grande modernité, y compris chez les
chrétiens qui n'ont plus du tout envie qu'on les livre
aux lions. Un îlot du XIXe siècle de piété, d'espérance
et de chasteté... parmi les tilleuls, me décrit le
Professeur... les marronniers... les fleurs du jardin
destinées à décorer l'autel de la Vierge Marie.
Ce qu'il avait été glandé là, le Professeur ?
Précisément l'insolite de la situasse... presque une
blague lancée par un collègue. On demandait aux Petites
Pâquerettes un professeur de latin-grec. Il venait juste
de se faire bordurer de je ne sais quel internat où il
avait dû gerber sur l'estrade, asperger le tableau
noir... se rétamer la gueule dans ses vomissures. Le
piètre spectacle à donner aux potaches déjà plus enclins
à suivre les mauvais exemples que les bons.
Viré aussi de sa piaule, celle du faubourg Saint-Antoine
où vous avez fait avec moi connaissance de Bertille. Aux
Petites Pâquerettes du Sacré-Cœur, on le logerait.
Peut-être même avec sa chère épouse. Elle, elle ne
pouvait que rassurer la Supérieure de l'institut... Son
style de créature calme et douce pouvait prêter aux
spéculations les plus heureuses quant à l'élévation de
son âme. Lui, bien sûr, c'était une autre paire de
manivelles ! Même à jeun, il laissait une drôle
d'impression, surtout à des gens qui vivaient dans des
aquariums d'eau bénite. Ses manières un peu brusques, sa
tronche dans les tonalités sombres, l'acuité de son
regard. L'imaginant en robe de bure avec un grand
capuchon... une large tonsure... avec ses yeux de feu,
il aurait pu figurer parmi les moines inquisiteurs de
Vélasquez. Savoir si ça rassurait tant les frangines des
Petites Pâquerettes ? Elles devaient sans doute préférer
les tronches moulées aux sucreries saint-sulpiciennes. (p.
122).
CHERE
VISITEUSE
-
Qu'est-ce que vous faites avec Gilles ?
Carrément, après un petit silence, Janine a préféré ne
pas tourner autour du pot.
- C'est un détenu qui m'a semblé digne d'intérêt parce
qu'il est intelligent et qu'il a déjà gâché une partie
de sa vie.
- Qu'est-ce que vous en savez s'il a gâché sa vie ?
- Je ne pense pas à votre couple. Il m'a dit qu'il vous
était très attaché. Mais vous savez ce qu'il risque à
présent. S'il est trop lourdement condamné, il n'en
sortira plus.
Hortense savait s'exprimer doucement, elle calmait le
jeu le plus possible. Brusquement Janine s'est mise à
pleurer et alors la comtesse s'est enhardie au point de
poser sa main sur la sienne.
- Je ne lui veux que du bien. Et surtout, je veux vous
aider... tous les deux.
- Mais pourquoi ?
Hortense a hésité quelques secondes puis elle a
retrouvé opportunément l'origine de tout.
- Pour servir Dieu...
Qu'est-ce que vous voulez que Janine puisse lui
rétorquer ? Elle était pas portée spéciale sur ces
choses de la religion, Jésus-Christ fallait qu'elle
aille le chercher dans ses souvenirs de première
communiante. Depuis il ne l'avait pas beaucoup
tracassée. Elle ouvrait tout de même des yeux ronds...
Hortense en a profité pour lui étirer sa pelote... qu'on
avait voulu la salir en racontant des choses impossibles
entre elle et Gilles. Au début ça avait même été orageux
leurs relations. " Puisque vous le connaissez bien, vous
savez qu'il n'aime pas qu'on vienne lui donner des
conseils... " Peu à peu elle l'avait apprivoisé.
- En lui parlant de Dieu ?
Janine ça lui paraissait tout à fait étonnant, et puis
elle s'est souvenue que Gilles lui avait dit au parloir
qu'il voulait mettre cette vieille dans son jeu, qu'elle
pouvait l'aider, qu'elle était pleine de pognon...
Il disait la vieille lorsqu'il parlait d'elle et il
balayait d'une phrase toutes les vilaines allusions de
journaux à scandales. " Tu penses bien, je vais pas me
farcir une bonne femme qui pourrait être ma mère. " (p.
138).
LES
TROIS MAMANS DU PETIT JÉSUS
On
était au moment où je vous cause, cet entretien avec la
pauvresse dans ce troquet rue Rambuteau, peu de temps
après la fermeture des maisons... toute cette salade de
Marthe Richard. De naïfs proxénètes ou clients se
faisaient encore des illuses que ça allait se tasser...
que les heures bleues des gâteries voluptueuses seraient
pour après-demain.
Ursule avait des relations qui s'étaient pointées
dans l'établissement pour se faire rincer. Ça l'a pris
de nous raconter toute l'histoire exceptionnelle de
M'sieur Noël, le grand seigneur des tauliers du Syndicat
des maîtres d'hôtel de France et des colonies...
ainsi s'enveloppaient dans cette digne appellation le
gang de ces messieurs les tenanciers de maisons closes.
Elle avait une vénération, Ursule, pour M'sieur Nono,
un homme comme on peut les compter sur les doigts de la
main dans le siècle. Moins connu que Clémenceau ou le
maréchal Joffre mais certainement aussi musclé de la
tronche. Un véritable génie.
- Et personne veut me croire quand je dis que M'sieur
Nono... Noël, si vous aimez mieux... avait commencé par
s'appeler Jésus... simple rapport à ce qu'on nous
l'a déposé au Grand 18 quasiment à minuit le 25
décembre. Je peux même vous dire que c'était en 1895...
J'étais dans mes miches de vingt-quatre ans.
Voilà le point de départ. Un récit ensuite cahotique,
mélo méli... imbibé de vinasse. Autour, les autres
auditeurs du rade... des rescapés des mystères d'Eugène
Sue. Des trognes à couperose... édentées... mal rasées
comme de nos jours les snobs dernier cri. Tout de même
j'ai retenu l'essentiel, l'incroyable de cette nativité
dans un bobinard. Je vais pas vous laisser dans le mot à
mot de Mame Ursule, ça intéresserait peut-être quelques
amateurs linguistes, mais ça nous ferait trop de pages
pour l'éditeur, du remplissage pour justifier son
à-valoir. (p. 18).
MOURIR
D'ENFANCE
Ça
devient comme une lumière, quelque chose de curieux à se
replacer en mémoire, à vous rapporter comme ça. Blanche
me parlait parfois de ma mère et je ne saurais dire
exact comment ça s'est passé. En tout cas ça a traversé
ma petite existence de bouseux d'une façon qui m'a
marqué pour toujours. C'est confus mais davantage comme
la révélation de la féminité que de la maternité.
Blanche suffisait tant bien que mal à cet office. Ma
mère ç'a été quelque chose de tout à fait inattendu, une
image de beauté, de grâce... un personnage qui ne
correspondait en rien à ceux que je pouvais rencontrer
dans ma petite sphère paysanne. Il y a aussi une
voiture, une automobile décapotable liée à ce souvenir.
Quelle marque ? Ça plairait mieux que je vous dise une
Hispano, une Citroën cul-de-poule, mais ça serait de la
triche. L'homme au volant je n'en retiens même pas la
silhouette. En tout cas cette bagnole, torpédo ou autre,
aujourd'hui si je la possédais en état de marche, je
pourrais me pointer dans les concours, on me primerait
sans doute.
Cette apparition, cette jolie dame qui sort de la
bagnole, ça a commencé par me faire peur... enfin
m'effaroucher. Logique. Ça m'en fout plein les châsses,
mais dans le bon sens... n'empêche que c'est tellement
inattendu... ça doit se confondre avec du rêve. La jeune
dame sort de l'auto devant la maison. Le chien aboie,
c'est encore Marquis à cette époque. Ma mère doit être
comme cette photo... sapée années folles, jupe courte...
et les cheveux à la garçonne. Tout à fait mode. Ça me
change de Blanche avec son gros chignon, ses bas noirs
et ses charentaises. Ce qui se passe alors ?... ne me
souviens ! La dame m'embrasse, me cajole. Ça fait tout
un remue-ménage autour, les autres mômes, les animaux...
toute la basse-cour. On m'embarque, c'est prévu je ne
sais comment. Blanche m'a sans doute préparé, mis à
neuf, elle m'a lavé dans la bassine toujours devant la
porte quand il fait beau. Savonné de marseille, rincé...
sous neuf. On va chercher l'eau au puits au milieu des
fleurs. Je suis blond comme la paille des bottes en tas
dans le champ de l'autre côté de la route. Ça, je peux
le rapporter grâce à une photo où je suis au milieu des
poules dans la cour près du tas de fumier... " Embrasse
ta maman... voyons ! " (p. 44).
L'ETRANGE
MONSIEUR JOSEPH
A
la Santuche en ces jours d'après-guerre on la pète de
froid... de chaud quand arrive l'été et tout le temps la
dalle. Sept par cellote... l'humidité... la tinette, les
poux, les rats, les morbacs, la gale et les hommes. Les
hommes, les pires, affirmatif mon capitaine !
Et voilà que j'aperçois Monsieur Joseph sur la
coursive. Un matin pour la promenade. On y a droit trois
fois par semaine, une plombe dans les camemberts... les
petites cours triangulaires. Ça fait du remous Monsieur
Joseph qui sort de sa cellule. Sa silhouette, on peut
pas se gourer... sa grosse tronche qu'on découvre hilare
en s'approchant. Il se marre toujours Monsieur Joseph.
Pourtant, il vient d'aboutir en cabane comme nous
autres. Il partage le froid et la saumâtre gamelle. Il
avance comme une vedette, entouré de matons et de
détenus qui le saluent aimables... presque déférents.
Pas depuis longtemps au placard il a encore le teint
vif... rubicond. Il serre quelques pognes... il se
dirige vers l'escalier. Malheureusement je ne vais pas
me trouver dans sa cour de promenade. On nous sépare par
paquets de dix.
- Il fait fumer tout le monde, dit un petit malfrat
miteux devant moi, un voleur de roues de brouette comme
il en est de nombreux dans nos hôtels pénitentiaires.
Eux, ils admirent des vedettes maison... Jo Attia...
Boucheseiche... Mimile Buisson. Comme escroc de haut-vol
on a eu Dillasser, l'homme qui a vendu le poumon d'acier
à la République française, et puis maintenant ce gros
Joanovici qui vient de débarquer. Il m'est parvenu
d'abord par la rumeur... radio prison... ceux qui
entrent, qui sortent... les avocats, les matons qui
veulent bien ragoter avec les taulards. Joano ça fait
déjà quelque temps qu'on en parle. Il a échappé aux
recherches. S'est planqué en Allemagne chez les ricains,
dans leur zone d'occupation. On charrie de tout à son
propos... Juif, chiffonnier milliardaire, ferrailleur...
qu'il s'est sucré avec les chleuhs, la Gestapo et qu'il
s'est tiré des pattes en entrant dans la Résistance...
qu'il a armé les flics à la Préfecture pour déclencher
l'insurrection. Ça devrait me toucher, j'y étais... en
face sur la place Saint-Michel avec une petite pétoire.
Tout ça est confus. Je le perçois flou ce Monsieur
Joseph.
La presse se déchaîne contre lui depuis son
inculpation... Ce qui ressort à présent, c'est qu'il
n'est pas poursuivi pour intelligence avec l'ennemi,
sinon il serait à Fresnes avec les collabos. On raconte
qu'il ne s'est rendu aux autorités françaises qu'en
posant ses conditions... qu'il ne répondrait devant la
justice que pour ses magouilles, ses trafics et
bénéfices avec les Allemands. (Les métamorphoses
d'Alphonse, Robert Laffont, 2011, p. 233).
LA
FERMETURE
Après quelques passes d'armes, quelques escarmouches,
Marthe Richard porte l'estocade le 13 décembre 45. Au
Conseil municipal... quatre mois avant la loi adoptée
par l'Assemblée nationale. J'ai eu une certain mal à
vous fixer la date historique de la fermeture. Le 13
décembre 45, c'est la bataille, la victoire gagnée... le
13 avril 46, c'est l'armistice... le traité final. J'ai
choisi, j'avoue, au pif. Au bout du compte, chaque
bordel a fermé en fonction des arrangements avec les
mairies, les préfectures... les autorisations ultimes de
la police.
Le jour de cette mémorable séance, Marthe est en
tailleur et chapeau blanc. Le bada féminin est encore de
rigueur dans les églises, les raouts, les cérémonies,
les lieux chics. Elle monte à la tribune avec ses
feuillets à la main. Elle s'est tapé un petit verre de
rhum avant de quitter son banc, comme une condamnée à
mort pour se donner du cœur au ventre. On pourrait
croire que la salle est pleine, que tous ses collègues
sont là. Ça ferait mieux dans le tableau historique mais
les chaises, fauteuils en bois sombre garnis de cuir, ne
sont pas tous garnis de fesses de leur titulaire...
Beaucoup s'en faut. C'est assez courant dans les
assemblées parlementaires... les lois, les décisions
capitales n'intéressent pas vraiment les représentants
du peuple. Ils sont futiles, vaniteux... ils ne pensent
qu'à être réélus. N'allez pas chercher plus loin la
cause de vos malheurs, des impôts qui vous écrasent, de
l'incohérence qui nous gouverne sans discontinuer malgré
les changements de régime et j'ai tendance à croire que
c'est le moindre mal malgré tout... que s'ils
s'occupaient plus de nous, ça serait pire.
S'il n'y a pas lerche de conseillers municipaux dans
la salle de délibérations, en revanche les tribunes
sentent la marée. Ça se presse, se bouscule... tous les
tenanciers, les taulières, les sous-maques, les
placeurs, les Julots qui ont pu entrer sont là. Ils ont
fait la queue pour assister à la destruction de leurs
chères maisons. Là, je me permets d'imaginer... les
messieurs Albert, Eugène l'élégant, Gaston la Peugeot,
Charlot l'éventré venu spécial de Reims... Milo gueule
en or... le Gros René... le Petit Léon... Nono de
Belleville... M'sieur Marcel Jamet du One...
Fraisette pour les intimes... Martel du Sphinx...
et puis les dames, les maîtresses et les sous-maques
emperlousées, maquillées toute putasserie pavoisante...
Mme Germaine de la rue Montyon... Mmes Ida, Fabienne,
Mado, Denise, Liliane, Rachel, Georgette, Paquita, Maguy,
Fernande... la chère Martoune, la grande amie de Michel
Simon ! Si elles sont attentives ! On entendrait le
tireur le plus habile voler un portefeuille lorsque
Marthe Richard parvient en bas de la tribune. La salope
qui veut la mort d'une institution si utile au bien
public... à la santé morale et sexuelle ! Quelle mouche
la pique ? Ça gamberge meurtrier dans les tronches de
ces messieurs-dames. Il doit y avoir parmi tous ces
bordeliers et leurs maquerelles les quelques poulets de
rigueur de la Mondaine...Ça les concerne au premier
chef... N'oublions pas que les boxons sont leurs
viviers. Tout ce qui y traînasse, s'y prélasse... y
jouit... y trépasse parfois... ils sont rencardés
première pogne ! Leurs fiches au Quai des Orfèvres
soigneusement rangées dans leur placard rose... garnies
de toutes les perversions, les manies les plus
saugrenues des plus hautes personnalités. Des choses qui
ne sommeillent que d'un œil... qui peuvent servir en
temps utile... en période de crise... en temps de
troubles ! Le moindre assassin de rentière qui vient
dépenser son butin dans les lupanars de luxe n'a pas le
temps de s'offrir la dernière négresse recrutée au
Sénégal spécialement pour les obsédés coloniaux...
que... hop ! il se retrouve cadènes aux poignets, déjà
aux aveux avant d'être sur le gril de la Criminelle. (Les
métamorphoses d'Alphonse, Robert Laffont 2011, p. 527).
MA
VIE PLEINE DE TROUS , racontée à Daniel Costelle
J'ai rencontré pour la première fois Alphonse Boudard en
1966, pour une émission littéraire que je produisais à
l'époque. Je venais de lire, ou plutôt de dévorer la
Cerise, et j'en rigolais encore. C'était une vraie
découverte, comme on en fait tous les dix ans, le
sentiment euphorique d'avoir, page après page, lu
quelque chose d'absolument nouveau, et tellement proche,
tellement vrai...
Et l'humour, si rare dans notre littérature des "
modernes ".
Il m'avait donné rendez-vous dans une HLM proche de la
prison de Fresnes. Premier étonnement ; j'imaginais
quelque masochisme absurde à être resté, comme ça, à
deux pas de sa cellule. J'allais savoir bien plus tard
la raison - émouvante - et je vous la dirai, en son
temps, dans ce livre où je vais raconter la vie
d'Alphonse, une vie tout à fait extraordinaire.
Il s'était installé depuis peu dans ses nouveaux
meubles littéraires et cinématographiques et il était
pas contre : il était même stupéfait de l'allure que ça
prenait. La vie parisienne, la célébrité, les critiques,
ça marchait ! Ça rapportait pas tellement, à cause des
amendes, les dommages et intérêts, toute une énorme
casserole encore accrochée solide, et pour longtemps.
Dans un coin traînaient deux garçons, pour achever
d'indiquer une vie de famille, ici à l'Haÿ-les-Roses,
imprévue quand on connaissait un peu le passé de
l'homme, sans compter ce qu'on pouvait imaginer.
(Ma vie pleine de trous racontée à Daniel Costelle,
Plon 1989, Presses Pocket p.10).
LES GRANDS CRIMINELS
Le
docteur Petiot, lui, ne risquait pas de se confondre en
repentir, de s'en remettre à Dieu en implorant son
pardon. D'abord parce que le docteur Petiot plaidait non
coupable. Un non-coupable assez rare qui se réclame de
ses crimes. Ça mérite tout de même qu'on s'y arrête,
qu'on en débatte, comme on aime à le faire dans nos
médias autour d'une table ronde et à propos de n'importe
quoi.
Tout le problème était de savoir si Petiot avait
trucidé vingt-sept ou soixante-trois personnes pour son
compte personnel ou pour celui de la Patrie. Qu'il ait
pris du plaisir à empoisonner, étrangler, piquer ou
flinguer, puis ensuite à dépecer les cadavres, est
secondaire. Dans le premier cas, c'est un monstre et
dans le second c'est un héros.
[...] Landru est un tueur bien éduqué, une sorte de
boulevardier du crime. Il fait des bons mots et il aime
les roses. Le docteur Petiot est un sarcastique... il
n'a que foutre de ce qu'on pense de lui. La brutalité de
ses propos... pendant le procès... ne joue pas en sa
faveur. Sauf, bien sûr, s'il s'avère qu'il a travaillé
pour la Résistance... qu'il est un épurateur de choc. Un
homme qui s'est livré à une pareille besogne, trucider
puis découper en petits morceaux et incinérer
soixante-trois traîtres, a bien le droit d'être un peu
grossier. On ne fait pas d'omelette patriotique sans
casser quelques crânes, quelques tibias.
Je vous la résume en quelques lignes cette affaire
Petiot. Il a été reconnu coupable de crimes de droit
commun... Il reste dans notre histoire du fait divers en
quelque sorte le maillot jaune... le champion toutes
catégories... mais il ne me déplaît pas que ce criminel
hors classe ait été peut-être un combattant d'une noble
cause.
Je ne me complais pas dans une sorte de sophisme,
maître Floriot, l'avocat du bon docteur, a plaidé cette
thèse devant les assises.
(Les grands criminels, Le Pré aux Clercs, Belfond,
1989, p.177).
QUELS
ROMANS QUE NOS CRIMES !
A
vrai dire, dans le genre tragédie du siècle, l'affaire
Casque d'Or ne vaut pas un coup de cidre. En ce
temps-là, que les bêtes de la télévision ne parlaient
pas encore, les pouvoirs de l'image... imaginaire
avaient déjà atteint une bonne vitesse de croisière. Et
ce conte bleu-rose n'était certes qu'un petit " fait
divers ". Tout à fait divers. Mais il a passionné et
amusé les foules. Les " journalistes ", les " reporters
" comme on disait alors, n'y furent pas étrangers.
L'amour, ça paye, et la femme garde sa puissance de
suggestion. Pourquoi deux loustics des rues ouvrières du
XXe arrondissement se sont-ils chamaillés, tabassés et
finalement lardés de coups de surin ? Mais pour un
chignon, voyons...
D'abord, une précision : l'âge des trois protagonistes
se situe entre vingt-quatre et vingt-sept balais ! A cet
âge-là, on a le sang chaud... Et l'on sait ce que le
sang chaud pensa. Si vous me passez la plaisanterie...
Quand on regarde les photos... On se dit... que tout ça
aurait pu se régler à la belote, comme dans la chanson !
Car le chignon, c'était celui d'Amélie Hélie, une petite
nana pimpante qui portait allegro son jeune âge.
D'accord, elle était rousse... et les rousses, on n'y
peut rien, ça fait rêver... ça fait humer. On se demande
si c'est des vraies... on est tenté d'aller y voir ! Oh
! chères rousses... Vous en fîtes rêver plus d'un, c'est
vrai, ça. Celui qui a écrit Nini Peau d'Chien,
par exemple, un certain Aristide Bruant :
Elle
a la peau douce,
Aux taches de son !
A l'odeur de rousse
Qui donne le frisson...
A... la Bastille on aime bien
Nini Peau d'Chien !
Elle est si bonne et si gentille !
Vous connaissez le reste. En chœur au refrain !
Qu'avait-elle de plus pour susciter de tels
enthousiasmes, Casque d'Or, aujourd'hui desservie, il
est vrai, par le recul de la mode. Essayons de
l'imaginer cette année en mini, la touffe à l'air... en
collants bariolés... ou bien l'été, en robe imprimée
décolletée à l'excès, coiffée par Tartougne Bis... Comme
elle nous plairait, avec...
son p'tit nez oùs'qu'y pleuvait d'dans !
Ses rondeurs... Ah ! on la trouverait pas trop belle, la
mariée ! Ni trop ronde, d'ailleurs ! On en
redemanderait. Ce que firent deux petits malfrats un peu
ombrageux.
(Quels romans que nos crimes !, Editions du Rocher,
1997, p.51).
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